Éveil aux langues E6 – Ha'amātau i te reo rau

L’essor de l’écrit en tahitien

Le tahitien est la première langue océanienne à avoir disposé d’un système d’écriture alphabétique, élaboré par les évangélistes protestants de la Société missionnaire de Londres au début du 19e siècle. L’usage de l’écrit en tahitien trouva rapidement des prolongements au-delà de la sphère religieuse. Afin de consolider la théocratie naissante de Pomare II, les missionnaires rédigèrent un code de lois, le Code Pomare, première constitution écrite du Pacifique insulaire, qui fut promulgué en 1819 (Pukoki, 1996). Sous le protectorat français, l’administration publia, entre 1851 et 1859, un hebdomadaire de quatre pages exclusivement en tahitien, Te Vea no Tahiti, soit un total de 345 numéros et de plus d’un millier de pages édités. Il y eut des épreuves écrites en tahitien aux épreuves des concours de recrutement des instituteurs jusqu’au début du 20e siècle pour les écoles dites « de district ». On trouve également dans les familles, à partir de la fin du 19e siècle, des puta tupuna, littéralement « livres ancestraux », et des puta fenua, « livres de partage de terres », registres dans lesquels des notables polynésiens consignaient par écrit un ensemble varié de données traditionnelles autrefois transmises oralement. Ces précieux témoignages, conservés par les familles, sont occasionnellement révélés au grand public (Saura, 2008). Alain Babadzan (1979, p. 226) donne un aperçu du contenu de ces registres pour l’île de Rurutu : 


« En dehors des généalogies des unités sociales et parentales qui peuvent remplir en volume une part considérable du manuscrit, et des partages de terres […], le puta tupuna rassemble généralement un certain nombre de récits mythiques ainsi que des commentaires et des descriptions de l’état de Rurutu « aux temps des sauvages » […]. À cela s’ajoutent souvent des paripari anciens, ainsi que des nomenclatures diverses (noms des guerriers païens – aito –, listes de pirogues hauturières, etc.). Dans la plupart des cas, la dernière partie (et donc la plus récente) des manuscrits regroupe un certain nombre de commentaires bibliques, et parfois des sortes de chroniques des réunions paroissiales, ou des comptes rendus de l’assemblée du conseil des diacres. » 


L’auteur souligne que depuis les années 1970, il n’y a plus de véritable passeur de la tradition orale à Rurutu. L’île, pourtant réputée conservatrice, ne vit plus dans ce que Ong (1982) appelle l’oralité première, non médiatisée, où l’information n’a d’autre support que la mémoire et où la transmission relève exclusivement d’une interaction directe entre un énonciateur et un ou plusieurs auditeurs présents dans la même situation d’énonciation. Les familles se réfèrent systématiquement aux puta tupuna et aux puta fenua pour réguler les conflits fonciers. Les prestations orales événementielles sont des récitations des textes écrits. Ce bref aperçu suffit à montrer que rien dans la culture traditionnelle polynésienne ne s’est opposé à la diffusion et à l’appropriation des compétences scripturales par les Polynésiens. L’observation n’est pas anodine car l’influence de la « tradition orale » est parfois invoquée pour expliquer le peu d’appétence de certains élèves polynésiens face à l’écrit. Un tel argument est difficilement tenable quand on sait que l’administration coloniale, moins d’un siècle plus tôt, cherchait à confiner l’essor de l’écrit en langues vernaculaires. Dans un décret de 1932, les langues locales furent assimilées à des langues étrangères, ce qui permit au gouverneur de contrôler leur publication. Le décret fut renforcé en 1959, les articles de presse en tahitien devant obligatoirement être traduits en français en sept exemplaires certifiés, ce qui découragea toute publication. L’imposition progressive du français comme langue exclusive de scolarisation a entravé l’essor de l’écrit vernaculaire. Ce temps est heureusement révolu et l’enseignement de la lecture-écriture en langue polynésienne est désormais à nouveau encouragé à l’école. Cette pratique est cependant encore loin d’être généralisée. Si l’on trouve plusieurs publications en langue tahitienne, pour les enfants ou les adultes, la visibilité du tahitien et des autres langues polynésiennes dans la presse écrite et sur Internet reste encore limitée. 


Pour en savoir plus :  

BABADZAN, Alain, 1979, « De l’oral à l’écrit : les "puta tupuna" de Rurutu », Journal de la Société des Océanistes, n°65, T. 35, p. 223-234.

ONG, Walter, 1982, Orality and Literacy. The Technologizing of the Word, Londres/New-York, Methuen.

PUKOKI, Winston, 1996, « E Ture no Tahiti, un Code pour Tahiti. », Bulletin de la Société des études océaniennes, n°269-270, p. 52-71.

SAURA, Bruno, 2008, « Quand la voix devient la lettre : les anciens manuscrits autochtones (puta tupuna) de Polynésie française », Journal de la Société des Océanistes, n°126-127, p. 293-309.

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